Un temps sans âge Aldo Guillaume Turin Flux News n°74
Un temps sans age
Aldo Guillaume Turin
Flux News n°74
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Laissant derrière soi les bruits et la confusion bien des fois agressive de la ville, on s’en va, on conjecture à mi-chemin de ce bouclage périphérique de Bruxelles un moyen terme entre la ligne d’un horizon qui retrouve enfin sa plénitude et quelques ruelles perdues, où la consigne est de silence. C‘est dimanche, c’est printemps, le ciel a englouti les chaleurs d‘hier, qui serraient les tempes, fatiguaient les sens. Revoici la maison en bordure de route et il est temps d’éteindre le moteur, tandis que du peu quel’on perçoit au-delà d‘une vitre il passe déjà l’ombre d‘une réciprocité. Dans le bureau qu‘ il retrouve à l’ordinaire après avoir donné cours, Pierre Martens offre à Thomas Beckers de présenter au public ses derniers travaux; ce sont d’une part des oeuvres sur papier de facture brute, et d’autre part des céramiques, lesquelles sont ressenties, et tout de suite, comme ambitionnant de lutter contre tout effet de beauté de circonstance. Les pièces s‘alignent, s’affirment, dominent sur une sorte d‘établi en bois léger, conçu en équerre, meuble qu‘on observe pour l’élégance qui s’en dégage. Beckers semble mettre en place quelque chose d‘un renforcement du moindre pli de terre cuite, du moindre cerne de couleur car, de ces céramiques créant l’impression d’avoir chaviré sur l‘établi, certaines ont un aspect de volume pigmenté. L’éclat intense de la teinte choisie fait presque du vacarme et, introduisant une distance par rapport à la nature argileuse de chaque support, éveille à une rêverie d‘algues soyeuses ou, à l’extrême, de fusion entre des essences chimiques à l’état pur. De ces couleurs, on retient le pouvoir de rappeler à la fois qu‘elles sont extraites du monde (sous-marines dans leur apparence, elles renvoient à l’idée de végétaux extasiés, phosphorescents, soumis à la caresse d‘une onde) et qu’elles acceptent, départies de leur corps substantiel, d’obéir aux analyses de laboratoire. Mais ce ne sont point des algues, ces mystérieuses capillarités courant sur des semblants de sphères. Et lorsque l’artiste prend la parole, on croit comprendre le pourquoi de ses actions, toutes consécutives à son approche physique, il insiste, de la statuaire, surtout celle antique, de tradition gréco-romaine, exclusive à traverser l’esprit afin d‘imprimer en celui-ci les crises de la mimésis et la passion de traduire le vivant dans la pierre, de fixer l’impossibilité d’être l’élu du marbre. Les mots précèdent les pensées, comme toujours c’est le cas. ll est dès lors question de l’épaisseur simulée des masses de chevelure surmontant les têtes de Zeus, de Laocoon. L’intellect, jadis, on le sait, a reconnu à l’univers où il plongeait malgré lui une qualité de mouvement recommencé et, par suite, l’aporie à surseoir à un destin qui oserait se confronter à un tel monstre, à une telle entité souveraine et fuyante. Les céramiques ici visibles, aussi bien, démontrent, inquiètes qu’elles sont à l’évidence de devoir rivaliser avec les exemples anciens, leur différence avec la vie: ces casques de cheveux, marquant que la sensation de flux, que l‘admirable désordre naturel qu’ils devraient porter se taisent à jamais, témoignent d‘une adversité. Peut-être d’un danger. Le défi était si grand qu’il manque têtes et visages, sous leur soulèvement de matière lisse. L’impression reçue au début se dédouble par instants, il semble qu‘une vérité neuve se fasse jour. Et que ce que Freud avance quand il émet l’hypothèse d’un Unheimlich atteignant la personnalité au coeur se rappelle maintenant à qui observe cet alignement de scalps- on se dit que l’âme d’un secret caché, comme il arrive à l’enfance d’en deviner la présence à l‘arrière du monde proche et qui s‘insinue comme une chose étrangère là où n’existe que le commun, s’apparie à ces structures saisies au repos.
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